samedi 31 août 2013

Le Tonneau des Danaïdes

Lundi matin, 8h30, j'arrive à ce cabinet où je remplace régulièrement. Le remplacé est parti en vacances depuis déjà 10 jours, mais comme j'étais déjà engagée ailleurs, je n'arrive qu'aujourd'hui.
Il y a déjà un attroupement devant la porte. Le matin les consultations sont sans rendez-vous.
J'ai horreur de ça, arriver alors qu'il y a déjà du monde devant la porte. Même s'ils ne disent rien j'ai l'impression qu'ils m'en veulent d'arriver si tard. Il faut dire que certains arrivent à 7h30, ça fait donc au moins une heure qu'ils poireautent dans l'escalier...
Je bredouille un "bonjour messieurs dames" et tout en tournant la clé dans la serrure, j'entends déjà le téléphone qui sonne dans le bureau. Le troupeau s'engouffre derrière moi et envahit la salle d'attente.
J'ouvre le bureau, le téléphone sonne toujours. La journée sera longue, je le sens.
J'allume l'ordinateur, ouvre les logiciels. Je décroche le téléphone pour le premier d'une looooongue série d'appels. Et oui, il n'y a pas de secrétaire dans ce cabinet. Je dois donc répondre au téléphone en même temps que j'assure les consultations.
Bien entendu, le planning est quasiment vide, puisque le cabinet était fermé depuis 10 jours, donc personne n'a pris les rendez-vous pendant tout ce temps-là.

Je commence les consultations. Des renouvellements, des certificats (et oui, la fin du mois d'août marque le début de la période bénie des certificats d'aptitude au sport...). Au final, peu de gens vraiment malades. Mais malgré cela, le simple fait de savoir que la salle d'attente est bondée me stresse, et je n'arrive pas à prendre le temps d'aller au fond des choses car j'essaie désespérément de boucler les consultations au plus vite afin d'écluser cette marée humaine qui m'attend derrière la porte.
Le téléphone sonne sonne sonne... Le planning se remplit à vue d'oeil. A chaque coup de téléphone, il faut s'interrompre dans le dialogue commencé avec le patient, dans son examen clinique, dans la rédaction d'une ordonnance. Fermer le dossier du patient présent, aller dans le planning, trouver un horaire qui convienne, noter le rendez-vous. Ou ne rien noter, parce qu'on va attendre le retour de DrRemplacé. J'enrage alors de m'être interrompue pour rien finalement.
 Après chaque coup de téléphone, il faut reprendre le fil, se reconcentrer. Rouvrir le dossier du patient et reprendre le fil de la consultation.
Parfois le téléphone vient à sonner quatre ou cinq fois dans une même consultation. Il devient impossible de se concentrer, d'avancer. J'ai envie de le jeter par la fenêtre. Je me contente de le décrocher. Quelques instants de calme à consacrer uniquement au patient que j'ai en face de moi. Ce n'est que reculer pour mieux sauter car je sais que dès que je le raccrocherai il sonnera de plus belle.

Pendant la consultation j'entends la clochette de la porte d'entrée qui sonne. Encore de nouveaux patients qui viennent grossir le flot de tous ceux qui attendent déjà. Les personnes que je fais entrer me disent parfois que certains repartent, de guerre lasse. Tant mieux.
D'autres sont plus patients. Très patients même. Je ne sais pas au juste combien de temps ils ont attendu, mais bien plus d'une heure je pense. Attendre si longtemps pour être reçu par un médecin qui tente d'aller le plus vite possible afin que les autres n'attendent pas encore plus longtemps, j'ai du mal à comprendre. Personnellement en tant que patiente je n'aimerai pas.

Au terme d'une matinée qui m'a semblé un long tunnel, je ferme enfin la porte sur le dernier patient. J'ai vu 22 patients, il est 13h15. Cela fait une moyenne de 13 min par consultation. Si j'enlève le temps passé au téléphone, je peux raisonnablement estimer avoir passé en moyenne une dizaine de minutes avec chaque patient. Ce n'est pas mon genre de travailler aussi vite. Mon rythme de confort est une consultation par 20 min. Je suis capable de tenir par 15 min, sans téléphone à gérer.
Je suis épuisée, et en plus je ne suis pas contente de mon travail. J'ai l'impression d'avoir bâclé, d'avoir fait de la mauvaise médecine. De l'abattage.

L'après midi est un peu moins stressant car sur rendez-vous. Au moins il n'y a pas quinze personnes dans la salle d'attente. Au pire une ou deux si je prends un peu de retard.
Mais le téléphone lui est toujours là, et ne semble pas décidé à baisser la garde.
Je suis obligée de refuser des rendez-vous, ce qui ne m'arrive que très rarement d'habitude, et me laisse toujours un sentiment amer de culpabilité. Même si les gens ne râlent pas.

Ce jour-là j'ai vu plus de patients que je n'en avais jamais vu en une journée dans toute ma carrière de remplaçante. Trente-six.
Toute la semaine a été du même acabit. Mon record de patients établi lundi n'a pas duré longtemps puisqu'il a été dépassé dès le mercredi. Trente-neuf. Ce sera la plus grosse journée de cette interminable semaine.
Certains prennent un rendez-vous pour un certificat et viennent avec tous les enfants. Certains viennent pour quatre ou cinq problèmes...

J'angoisse en voyant que dès le matin il ne me reste plus que deux rendez-vous disponibles. Je suis obligée d'en rajouter car honnêtement, je ne peux pas refuser de voir une femme enceinte qui fait des malaises. Ou une petite fille de 4 ans qui a tellement mal en urinant qu'elle se retient depuis 2 jours. Ou une dame qui a des diarrhées sanglantes.
Il faut appeler le laboratoire de l'hôpital pour récupérer l'ECBU de la dame qui est passée aux urgences mais a toujours mal. Il faut appeler le cabinet de radiologie pour leur demander s'ils peuvent faire rapidement une échographie à cette dame, qui n'en a pas eu aux urgences bien qu'elle semble manifestement avoir une colique néphrétique.
Puis il faut appeler le secrétariat de diabétologie pour ce monsieur qui présente un vilain mal perforant plantaire. Il faut qu'il soit reçu dès que possible en consultation "pied diabétique".
Il faut répondre aux patients qui appellent pour savoir ce qu'ils doivent faire avec les résultats de leur INR.
Il faut, il faut, il faut...
Et les licences de foot, de rugby, de basket, de.... Bien sûr les associations sportives de la ville organisent une journée d'inscription ce samedi, alors c'est la grande course au certificat.
J'aimerais savoir, par curiosité, combien de certificats de sport les médecins de la ville ont rédigé cette semaine. J'avais un bloc neuf de certificats pré-remplis en début de semaine. Il sera terminé à la fin de la semaine.

Mme VieilleDame m'appelle vendredi à 10h, elle voudrait que je passe la voir en visite aujourd'hui, pour renouveler son traitement. Évidemment je n'ai pas le temps, le planning est déjà archi-plein. "Oui mais docteur je n'ai plus de médicaments. Et ça va être le week-end." Imaginer que le docteur aimerait pouvoir connaître à l'avance les demandes de visites pour organiser son travail ne l'a visiblement pas effleurée. On attend le jour où on n'a plus de médicament pour appeler. Bien sûr. Je temporise en lui disant que je passerai la voir le samedi après les consultations.

Cette semaine, en dix demi-journée de travail, j'ai vu 186 patients. Ou plutôt j'ai facturé 186 consultations. Ce chiffre n'inclue pas les actes gratuits (vaccins faits entre deux, ordonnances laissées dans le couloir...).
Je sais que c'est le rythme que tient habituellement le DrRemplacé, ainsi que beaucoup d'autres médecins. Voire plus.
Mais ce n'est pas pour moi. Une semaine je supporte. Mais au long cours, c'est pour moi inenvisageable. Déjà au bout d'une semaine dans les moments de coups de feu je commence à sentir les symptômes d'anxiété, la boule dans la poitrine, les palpitations, les tremblements. Je perd mon sang-froid.

Alors oui, on me l'a dit, tu verras, on s'y habitue. Oui, c'est vrai, après tout, la première fois que j'ai vu 29 patients dans une journée, j'ai cru que j'allais mourir de fatigue. Cette semaine j'en ai vu 39, et je suis toujours vivante.
Alors, oui, peut-être que je pourrais m'y faire. Mais pas sans dégâts. Je n'ai pas envie de m'habituer à ça. Ce n'est pas la médecine que j'aime.

Aurais-je le choix de ne jamais m'y habituer? Là est toute la question.